7
— Que sais-tu de Massilia ? demanda Hiéronymus.
— Nous sommes loin, très loin de Rome, répondis-je avec nostalgie, en pensant à Béthesda, à Diana et à ma maison sur le mont Palatin.
— Pas assez loin ! rétorqua Hiéronymus. César et Pompée se combattent, et Massilia est assez près pour prendre des coups. Je voulais plutôt parler de la ville, de son histoire. Qu’en sais-tu ?
— Pas grand-chose, à vrai dire. Autrefois, Massilia était une colonie grecque, une cité. Elle existe depuis l’époque d’Hannibal.
— Depuis bien avant ! Massilia était un port de mer très actif quand Romulus vivait dans une cabane sur les bords du Tibre.
— C’est de l’histoire ancienne, dis-je en haussant les épaules. Je sais que Massilia a pris le parti de Rome contre Carthage et, depuis lors, les deux villes sont alliées. Je sais que vous n’avez pas de roi, ajoutai-je en fronçant les sourcils ; la cité doit être gouvernée par un corps élu. Vous, les Grecs, vous avez inventé la démocratie, n’est-ce pas ?
— Certes, nous l’avons inventée, mais nous l’avons rapidement abandonnée. Massilia est gouvernée par une ploutocratie. Sais-tu ce que cela signifie ?
— Le gouvernement par les riches, répondis-je, en me rappelant mon vocabulaire grec.
— Par les riches et pour les riches. Une aristocratie de l’argent, pas de la naissance. Exactement ce à quoi on pouvait s’attendre, car il s’agit d’une ville fondée par des marchands.
— Ce n’est pas l’endroit idéal quand on est pauvre, remarquai-je.
— Non, affirma Hiéronymus d’un air sombre, en plongeant le regard dans sa coupe. Massilia est gouvernée par les magistrats suprêmes, un corps de six cents membres qui assurent leur fonction à vie. A la mort de l’un d’entre eux, les magistrats présentent des candidats pour le remplacer, et on vote pour le successeur par cooptation.
— Le système se perpétue indéfiniment. Très insulaire, observai-je.
— Oh, oui ! Tu vois, un homme doit être riche pour devenir magistrat suprême, mais il faut autre chose que de l’argent : les membres de sa famille doivent être citoyens de Massilia depuis trois générations, et lui-même doit avoir engendré des enfants. Des racines dans le passé, des gages pour l’avenir et, dans le présent, une belle fortune.
— Des conservateurs, remarquai-je. Ce n’est pas étonnant que Cicéron admire tant le régime de Massilia. Mais n’y a-t-il pas une assemblée du peuple, comme à Rome, où les citoyens ordinaires peuvent se faire entendre ?
— Massilia est gouvernée uniquement par les magistrats suprêmes, répliqua Hiéronymus. Parmi ces six cents hommes, un Conseil des Quinze, dont les membres sont régulièrement renouvelés, prend en main l’administration générale. Sur ces quinze, trois sont responsables de la gestion de la ville. Parmi ces trois, l’un est choisi comme premier magistrat ; sa fonction se rapproche le plus de ce que vous, les Romains, appelez un « consul » : il est chef de l’exécutif en temps de paix, et commandant en chef des armées en temps de guerre.
« Les magistrats suprêmes élaborent les lois, maintiennent l’ordre, organisent les marchés, contrôlent les banques, dirigent les tribunaux, engagent des mercenaires, équipent la marine. Leur emprise sur la cité est totale.
Comme pour le démontrer, il resserra ses doigts autour de la coupe qu’il tenait à la main, jusqu’à ce que les jointures deviennent toutes blanches.
Son regard me mit mal à l’aise.
— Et quel est ton rôle dans tout cela ?
— Un homme comme moi ne joue aucun rôle. Ou plutôt, désormais j’en joue un, car je suis le bouc émissaire, corrigea-t-il en souriant.
Mais son ton était amer.
Hiéronymus redemanda du vin. On apporta encore du falerne. Une telle générosité dans une ville assiégée n’était rien d’autre qu’un gaspillage insensé.
— Je vais t’expliquer, poursuivit Hiéronymus. Mon père était l’un des magistrats suprêmes, le premier de ma famille à s’élever aussi haut. Il a été nommé juste après ma naissance. Quelques années plus tard, promu au Conseil des Quinze, il était l’un des plus jeunes à être jamais élu dans ce corps. Il devait être très ambitieux pour monter si haut, si vite, en passant avant des hommes issus de familles plus riches, plus anciennes que la nôtre. Comme tu peux l’imaginer, certains des magistrats suprêmes, jaloux de lui, étaient persuadés qu’il leur avait ravi des honneurs qui leur étaient dus.
« J’étais son fils unique. Il m’a élevé dans une maison peu différente de celle-ci, là-haut, sur la crête où vivent les vieilles familles fortunées. La vue depuis notre terrasse était encore plus admirable, mais peut-être est-ce le regret du passé qui l’embellit dans mon souvenir. A nos pieds s’étendait la ville de Massilia, le port grouillant de navires, la mer bleue jusqu’à l’horizon. « Tout ceci t’appartiendra », m’a-t-il dit un jour. Je m’en souviens fort bien. Je devais être tout petit, car il m’a pris dans ses bras, m’a mis à califourchon sur ses épaules et a pivoté lentement sur ses talons. « Tout ceci t’appartiendra… »
— Comment s’était-il enrichi ?
— Grâce au commerce.
— Quel commerce ?
— Toute la richesse de Massilia provient du commerce des esclaves et du vin : les Gaulois expédient des esclaves par bateau sur le Rhône, pour les vendre en Italie ; les Italiens envoient du vin par bateau depuis Ostia et Neapolis, pour le vendre aux Gaulois. Des esclaves en échange du vin, du vin en échange d’esclaves, avec Massilia comme intermédiaire pour fournir les bateaux et prélever sa dîme. C’est ainsi que s’édifient les fortunes ici. Après mon arrière-grand-père et mon grand-père, mon père s’est enrichi à son tour. Il possédait un grand nombre de navires.
« Puis vinrent des temps difficiles. J’étais encore très jeune, trop jeune pour connaître les détails des affaires de mon père. Il a expliqué à ma mère qu’il avait été trahi, escroqué par certains magistrats suprêmes qu’il croyait ses amis. Il a dû vendre ses navires, l’un après l’autre, pour payer ses créanciers. Ce n’est pas tout. Notre entrepôt près du port a entièrement brûlé. Les ennemis de mon père l’ont accusé d’y avoir mis le feu lui-même pour détruire les registres et ne pas régler ses dettes. Mon père le niait…
« Si seulement j’avais été plus âgé, capable de comprendre tout ce qui se passait ! Mon père a-t-il été responsable de sa ruine, ou d’autres l’ont-ils mené à sa perte ? Quelle tristesse de ne jamais connaître la vérité !
— Qu’est-il advenu de lui ?
— Les magistrats ont entamé une procédure d’exclusion.
— Avait-il commis des délits ?
— Non ! Pire que cela. Il avait perdu tout son argent, vois-tu. Il n’y a pas pire scandale à Massilia… Qu’est-ce qui est le plus important pour un Romain ?
— Sa dignité, je suppose.
— Alors, imagine un Romain complètement dépouillé de sa dignité, et tu pourras comprendre. Sans fortune, un homme n’est rien, moins que rien, à Massilia. Avoir possédé une fortune et l’avoir perdue, pareille chose ne peut arriver qu’à des hommes détestables, à des hommes si abjects qu’ils ont offensé les dieux. Il faut les fuir, les mépriser, il faut cracher sur les créatures de cette espèce.
— Que lui est-il arrivé ensuite ?
— A Massilia, nous avons une loi qui a sans doute été élaborée pour des hommes comme mon père : le suicide est interdit. La famille d’un suicidé doit en supporter les conséquences, sauf si l’homme a reçu la permission des magistrats suprêmes.
— La permission d’attenter à sa vie ?
— Oui. Mon père a déposé cette demande. Les magistrats suprêmes ont examiné son cas comme ils auraient traité un acte commercial. Cela leur a épargné l’embarras de l’exclure, vois-tu. Le vote s’est fait à l’unanimité. Ils ont même poussé l’amabilité jusqu’à lui fournir une dose de ciguë. Mais il l’a refusée.
— Vraiment ?
— Il a choisi le chemin le plus ardu. En bas, à l’endroit où la terre rencontre la mer, tu vois cette pointe rocheuse, si massive que le mur a dû la contourner ?
— Oui.
Aucune végétation ne poussait sur le rocher, son sommet d’un blanc très pur se détachait sur le bleu de la mer.
— Son nom officiel est « Rocher du sacrifice ». Parfois on l’appelle « Rocher du suicide » ou « Rocher du bouc émissaire ». Si tu es assez agile, tu peux l’escalader en partant des remparts de la ville. Si tu es en grande forme, tu peux grimper jusqu’au sommet sans passer sur les murs. Il n’est pas aussi escarpé qu’il en a l’air, et il y a de nombreuses prises pour les pieds. Mais une fois que tu atteins le sommet, c’est un endroit terrifiant. Quand on regarde en bas, on a le vertige : ce n’est qu’un long à-pic jusqu’à la mer. Si le vent souffle en rafales, il faut s’arc-bouter pour éviter d’être emporté.
— Ton père a sauté ?
— Je me rappelle très bien ce matin-là. C’était le lendemain du jour où les magistrats suprêmes avaient accepté sa requête. Il s’est habillé tout en noir et a quitté la maison sans un mot. Ma mère pleurait et s’arrachait les cheveux, mais elle n’a pas essayé de le suivre. Je savais où il se dirigeait. Je suis monté sur le toit et j’ai regardé. J’ai vu quand il a atteint le pied du rocher. Une foule s’était rassemblée pour le voir grimper. Il paraissait si petit depuis notre toit : une minuscule silhouette noire qui escaladait une pointe de rocher blanc. Quand il a atteint le sommet, il n’a pas hésité, pas une seule seconde. Il est passé par-dessus le bord du rocher et a disparu. Il était là ; l’instant d’après, il n’était plus. Ma mère observait depuis une fenêtre sous la terrasse. Elle a poussé un cri à l’instant où il a disparu.
— Comme c’est affreux ! dis-je.
Poussé par une vieille habitude, je passai en revue les détails de l’histoire restés inexpliqués.
— Et la ciguë, qu’est-elle devenue ?
En posant la question, je devinai la réponse.
— Le lendemain les créanciers sont venus nous chasser de la maison. Ma mère n’aurait jamais pu les affronter. Ils l’ont trouvée dans son lit, aussi calme que si elle dormait. Elle a violé la loi en buvant la ciguë remise à mon père ; elle a violé la loi une seconde fois en mélangeant la ciguë à du vin, car le vin est formellement interdit aux femmes à Massilia. Mais personne n’a cherché à la poursuivre. Il ne restait rien à confisquer, il ne restait personne à châtier, excepté moi. Ils ont dû penser que j’avais déjà assez payé pour les péchés de mes parents.
« J’en veux parfois à ma mère de ne pas être restée avec moi, ajouta Hiéronymus après un long soupir. J’en veux aussi à mon père. Mais je ne peux les blâmer. Ils ne sont plus de ce monde.
— Et toi, qu’as-tu fait ensuite ?
— Pendant un certain temps, un parent, puis un autre, m’a accueilli à contrecœur. Mais tous me considéraient comme maudit. Ils ne m’ont plus voulu chez eux, de peur de subir aussi la malédiction. Dès que quelque chose n’allait pas, on me jetait dehors. Finalement, j’ai cherché du travail. Mon père m’avait donné de bons précepteurs ; je connaissais la philosophie, les mathématiques, le latin. J’en savais sans doute plus sur le commerce que je ne m’en rendais compte, l’ayant appris par mon père. Mais aucun des anciens collègues de mon père ne voulut m’embaucher. Un des exilés romains arrivés à Massilia aurait pu m’employer, mais aucun d’eux n’osa offenser les magistrats suprêmes.
« De temps à autre, je travaillais comme simple manœuvre. Ce n’est pas facile pour un homme libre de gagner sa vie de cette manière, car trop d’esclaves exécutent ce labeur sans être payés. J’ai tout juste réussi à survivre. J’ai porté de vieilles loques dont on s’était débarrassé, j’ai mangé les détritus qu’on avait jetés dans la rue. J’ai ravalé ma honte et demandé l’aumône. Souvent, je n’avais même pas de toit pour m’abriter. Le soleil et le vent m’ont tanné la peau. C’était une bonne chose : une peau racornie m’était bien utile quand des gredins comme ce vieil imbécile de Calamitos m’assenaient des coups de canne en me traitant de vagabond, de bon à rien, de parasite ou de fils de putain.
— Calamitos est-il l’un des magistrats suprêmes ?
— Par Artémis, non ! Aucun de cette bande de vieux fous n’est riche. Ce sont des contemporains de mon père qui n’ont jamais fait grand-chose. Quand j’étais petit, ils étaient tous dévorés par l’ambition, et la réussite de mon père les torturait. Quand il est mort, ils ont jubilé à la vue de ma misère et se sont acharnés sur moi avec un malin plaisir. Il n’y a rien de tel pour réconforter les malheureux que quelqu’un d’encore plus malheureux à mépriser.
Le soleil baissait et le vent commençait à se lever.
Les grands arbres de chaque côté de nous frémissaient et se balançaient. Leurs ombres s’allongeaient.
— Quelle histoire affreuse ! dis-je calmement.
— C’est une histoire véridique.
— De la façon dont m’as décrit le Rocher du sacrifice, on peut supposer que tu l’as escaladé.
— Ça m’est arrivé plusieurs fois. D’abord par curiosité, pour voir ce que mon père avait vu, pour connaître l’endroit où il avait mis fin à ses jours.
— Et après ?
— Pour suivre son exemple, si le moment semblait opportun. Mais je n’ai jamais entendu l’appel.
— L’appel ?
— Je ne sais pas quel autre mot employer. Chaque fois que j’escaladais le rocher, j’étais bien décidé à sauter. Qu’est-ce qui me retenait dans ce monde maudit ? Mais, parvenu au sommet, je n’avais plus envie de sauter. J’espérais sans doute entendre mon père et ma mère m’appeler. Jamais ils ne l’ont fait. Mais bientôt… très bientôt…
— Que voulait dire Calamitos quand il t’a appelé « bouc émissaire » ?
— C’est une autre de nos charmantes traditions. Dans les périodes de grande crise – peste, famine, siège, blocus naval –, les prêtres d’Artémis choisissent un bouc émissaire – avec l’approbation des magistrats suprêmes, bien sûr. L’idéal, c’est de choisir l’être le plus misérable, un minable que personne ne regrettera. Quoi de mieux qu’un fils de suicidés, le dernier des derniers, le mendiant horripilant qui hante la place du marché et dont tout le monde sera content d’être débarrassé ?
« Il y a un petit cérémonial : l’ancienne statue d’Artémis au milieu d’un nuage d’encens, les mélopées des prêtres et tout le tralala. Le bouc émissaire est vêtu et voilé de vert – la déesse n’a aucun désir de voir son visage. Alors les prêtres le promènent dans la ville ; les spectateurs sont vêtus de noir, comme pour des funérailles, les femmes ululent des lamentations. Quand la procession s’achève, le bouc émissaire arrive dans une magnifique maison spécialement préparée pour lui. Des esclaves le baignent et oignent son corps d’huile, puis le parent de merveilleux vêtements – toujours verts, car c’est sa couleur. D’autres esclaves lui servent un grand cru et le gavent de friandises. Il est libre d’aller là où il veut dans la ville, et on met à sa disposition une belle litière, verte naturellement. Il pourrait tout aussi bien être enfermé dans un tombeau : personne ne lui parle, ni ne le regarde, ses esclaves détournent les yeux. Tout ce luxe et tous ces privilèges ne sont qu’une comédie. Le bouc émissaire est un véritable mort vivant. Même quand il savoure tous ces plaisirs, il se sent… absolument seul, presque invisible. Pendant tout ce temps, si l’on en croit les prêtres d’Artémis, il endosse tous les péchés de la ville. Personne ne voudrait être dans sa peau.
— Comment tout ceci se termine-t-il ?
— Ah ! tu as hâte de savoir ce qui va se passer. Il vaut mieux éviter de penser à l’avenir, et vivre dans l’instant présent. Mais puisque tu le souhaites, je vais te répondre : au moment propice – je ne sais pas très bien comment les prêtres le déterminent, mais je soupçonne que le Conseil des Quinze a son mot à dire –, quand cette personne choyée, repue, bouffie de graisse porte tous les péchés de la ville, alors on organise une autre cérémonie. Encore de l’encens et des mélopées, encore des spectateurs vêtus de noir, encore des pleureuses. Mais cette fois, la procession s’arrête là-bas, au Rocher du sacrifice. C’est là que mon malheur a commencé. C’est là qu’il prendra fin.
Il poussa un long soupir, puis un pâle sourire éclaira son visage.
— Mon ami, tu t’es sûrement demandé pourquoi je ne t’ai pas questionné, pourquoi je n’ai témoigné aucune curiosité à propos de deux Romains surgis du bassin ? Voilà la réponse : peu m’importe qui vous êtes et d’où vous êtes venus ; peu m’importe si vous êtes ici pour assassiner le premier magistrat ou pour vendre les secrets de César à cette colonie hétéroclite d’exilés romains qui ont échoué à Massilia. Je suis simplement content d’avoir de la compagnie ! Tu ne peux t’imaginer ce que cela signifie pour moi d’être assis ici sur cette terrasse, alors que le jour décline, et de partager le plaisir de cette vue splendide et de ce vin délicieux avec un autre homme, de goûter le charme d’une conversation civilisée. Je ne me sens plus si solitaire, plus si invisible. Comme si tout ce qui se passe était bien réel, pas une simple illusion.
J’étais las après la rude épreuve de la journée, et l’histoire du bouc émissaire m’avait troublé. Je jetai un regard de côté à Davus, qui ronflait doucement, et je l’enviai.
Durant notre conversation, le soleil s’était esquivé à l’horizon. C’était l’heure où tout s’obscurcissait. La ligne qui séparait mer et ciel s’estompa et disparut. Des cercles de lumière argentée s’attardaient çà et là à la surface de l’eau. Plus près de nous, les ombres s’épaississaient. La chaleur montait encore des dalles sous nos pieds, mais de l’air plus fiais arrivait par bouffées de dessous les grands arbres, enveloppés maintenant dans un manteau d’obscurité.
— Qu’est-ce que j’aperçois ? murmura Hiéronymus d’une voix pressante. Là-bas… sur le rocher !
Comme du néant, deux silhouettes avaient surgi à peu près à mi-hauteur sur la paroi du Rocher du sacrifice. Toutes deux grimpaient ; l’une avait pris une bonne avance sur l’autre, mais la seconde rattrapait son retard.
— Est-ce une femme, à ton avis ? chuchota Hiéronymus.
Il parlait de la silhouette qui était le plus haut. La grande cape noire à capuchon dont elle était vêtue battait dans le vent, laissant entrevoir une tunique de femme. Les mouvements de cette femme manquaient d’assurance, sa démarche hésitait, comme si elle était sans force ou anxieuse. Le poursuivant était certainement un homme, car il portait une armure. Ses cheveux noirs étaient coupés court, ses bras et ses jambes à la peau brune se détachaient sur la pierre blanche et sur le bleu clair de sa cape gonflée par le vent.
Davus s’agita et ouvrit les yeux.
— Que se passe-t-il ?
— Il la poursuit, murmurai-je.
— Non, il essaie de la retenir, corrigea Hiéronymus.
Le crépuscule me jouait des tours. Plus je regardais la scène qui se déroulait au loin, plus j’avais de peine à discerner les mouvements maladroits des deux silhouettes.
Davus était sur le qui-vive.
— Un drame se joue là-bas, murmura-t-il.
La femme s’arrêta, tourna la tête pour regarder derrière elle. L’homme était tout proche, presque assez près pour lui saisir le pied.
— As-tu entendu ? murmura Hiéronymus.
— Entendu quoi ? demandai-je.
— Elle a crié, répliqua Davus.
— C’était peut-être une mouette, objectai-je.
Tout à coup, la femme précipita le pas. Elle atteignit le sommet du rocher. Sa cape volait dans tous les sens. Le pied de l’homme glissa. Alors il grimpa, en s’aidant des mains, sur la paroi rocheuse, puis il retrouva son équilibre et fila pour la rattraper. Pendant un instant, ils ne firent plus qu’un. Alors la femme disparut et il ne resta plus que l’homme, dont la silhouette se profilait sur la mer de plomb au loin.
— Vous avez vu ? Il l’a poussée, dit Davus en haletant.
— Non ! s’écria Hiéronymus. Il essayait de la retenir. Elle a sauté.
L’homme au loin s’agenouilla et regarda un long moment vers le précipice. Sa cape bleu clair battait dans le vent. Puis, l’homme fit demi-tour et redescendit, non par où il était venu, mais en se dirigeant vers l’endroit où le mur de la ville était contigu au rocher. Dès qu’il en fut assez près, il sauta sur la plate-forme du rempart, déserte à cette heure, les Massiliotes ayant regroupé tous leurs hommes à l’autre extrémité de la cité pour résister à l’assaut du bélier de Trébonius. Il trébucha en atterrissant. Alors il se mit à courir en boitant légèrement et en faisant porter son poids sur la jambe gauche.
Clopin-clopant, l’homme atteignit la tour la plus proche et s’engouffra dans la cage d’escalier. Il n’y avait plus rien à voir.
— Par la grande Artémis, que penses-tu de tout cela ? demanda Hiéronymus.
— Il l’a poussée, insista Davus, je l’ai vu. Beau-père, tu sais comme ma vue est perçante. Elle a essayé de s’accrocher à lui. Il l’a écartée et l’a poussée dans le vide.
— Tu divagues, rétorqua Hiéronymus. Tu dormais quand j’ai parlé du rocher à Gordianus. On l’appelle Rocher du sacrifice, ou Rocher du suicide. Elle y est allée pour se suicider, et il a essayé de l’en empêcher.
Les rides autour de la bouche de Hiéronymus se détendirent soudain. Il se cacha le visage et gémit :
— Père ! Mère !
Davus me regarda d’un air perplexe. Comment pouvais-je lui expliquer la détresse du bouc émissaire ?
Je n’eus même pas le temps d’essayer, car un esclave survint, tout essoufflé, un jeune Gaulois au visage rougeaud et aux cheveux couleur paille, en désordre.
— Maître ! cria-t-il à Hiéronymus, il y a des hommes en bas ! Le premier magistrat en personne, ainsi que le proconsul romain ! Ils exigent de voir… tes visiteurs, ajouta-t-il en nous regardant avec circonspection.
Ce fut le seul avertissement que nous reçûmes. L’instant d’après, des pas résonnèrent dans l’escalier, des soldats firent irruption sur la terrasse. Leur épée dégainée luisait dans le crépuscule.